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LES GLANEURS ET LA GLANEUSE
France [2000]

Réalisatrice: Agnès Varda
Scénario: Agnès Varda

ANALYSE

 

La glaneuse et sa caméra,
ou la réinscription de la subjectivité par le numérique

Le dernier film d'Agnès Varda a pour cadre la société de consommation. Les gens qu'elle filme ne sont toutefois pas ceux qui jettent, qui gaspillent, mais ceux qui ramassent, qui vivent de nos restes: ce sont ces glaneurs et ces glaneuses, à l'image de ceux que peignait Millet, ramassant les épis de maïs ayant échappé aux moissons. Mais les glaneurs et les glaneuses de Varda ne sont pas que ceux qui glanent par pauvreté, pour pouvoir manger ou survivre à défaut de pouvoir se payer un repas de luxe. Ils sont aussi ces artistes et ces gens, croisés au hasard de l'objectif de la petite caméra digitale, qui glanent pour créer ou juste pour la beauté éthique de la chose: pour glaner, tout simplement.

Mais le film d'Agnès Varda dépasse ce cadre politique des plus actuels pour également toucher, de façon profonde et lucide, au médium et aux modes de représentation du documentaire: un genre intrinsèquement et organiquement construit autour du glanage lui-même, et ce d'une des façons des plus probantes depuis le direct des années 1950-60. Débarrassant la production cinématographique de son appareillage lourd et pompeux, les nouvelles technologies du son et de l'image permirent alors, autant en France (avec Jean Rouch), au Québec (avec Perrault, Groulx, Brault et les autres) qu'aux États-Unis (surtout avec Wiseman) et ailleurs, de filmer avec beaucoup plus de malléabilité (grâce entre autres à l'apport d'une équipe de tournage réduite). Le hasard devenait un facteur de production inaliénable et un élément esthétique central. Avec LES GLANEURS ET LA GLANEUSE, Agnès Varda revisite ces sentiers battus mais quitte toutefois le mode d'exhibition du cinéma d'observation direct (ou cinéma-vérité) pour abonder vers un cinéma documentaire réflexif (1). Mais il s'agit ici d'un cinéma réflexif renouvelé par son médium d'expression, la caméra numérique, dont Varda, jamais dupe, cherche à nous montrer l'apport à l'intérieur de ce processus de rénovation numérique du cinéma: une caméra qui enregistre le réel pro-filmique en plus de nourrir le sujet du film puisqu'elle devient l'outil privilégié du glanage et de la glaneuse elle-même.

Sur la postmodernité et les nouvelles technologies de l'image, Germain Lacasse affirme que sont maintenant opposés aux fonctions globalisantes des premières images cinématographiques (voire ses caméras montées sur des avions et servant à tenir les cartes militaires) les images créées par les nouvelles technologies d'imagerie médicale où la miniaturisation de l'appareillage permet d'envahir le corps (des échographies jusqu'aux endoscopes), imposant dorénavant un tout nouveau rapport du sujet face à son corps et son identité (2). Varda, grâce à la nouvelle DV, entretient un discours similaire, puisque la caméra ne lui sert pas simplement d'outil invisible pour capter des images servant ses idées de façon transparente, mais elle devient plutôt le sujet réflexif d'un film qui aurait tout aussi bien pu s'appeler: «Comment la caméra numérique me permet d'établir un rapport privilégié et personnel avec le glanage et les glaneurs». Car inévitablement, la petite caméra d'Agnès Varda sous-entend non seulement un nouveau rapport face au cinéma, mais aussi un nouveau rapport face à soi-même puisque du lourd appareillage institutionnel du 16mm et du 35mm (le 16mm, quoique plus accessible, impose toujours un appareillage de laboratoire, de montage et de mixage important), la cinéaste passe au numérique, qui lui permet d'entrer en relation beaucoup plus organique avec chacune des étapes de la création. Le tout nécessite et rend davantage possible une approche où le hasard et l'improvisation deviennent matériau, permettant une écriture directe et personnelle où le film ne peut plus faire abstraction de la subjectivité de son auteur. En effet, l'image passe alors du macro au micro et impose du fait une nouvelle relation au corps; ce corps vieillissant que Varda étudie avec sa petite caméra numérique, soit ses ridules creuses et ses cheveux grisonnants et fuyants qu'elle scrute avec son objectif.

En somme, Agnès Varda, en étudiant l'histoire et la contemporanéité du glanage, nous présente à la fois une étude sociologique et une leçon sur le cinéma et son essence changeante dans l'univers postmoderne de la consommation et de l'individualisme. Sans complaisance, elle filme les glaneurs. Mais davantage, elle se filme elle-même, sans narcissisme, se regardant filmer et regardant sa main filmer son autre main. Elle parle à sa petite caméra, nous parle avec elle, la regarde parler et découvre comment elle parle et comment elle, la cinéaste, arrive à parler à travers son objectif qui, comme l'artiste, devient glaneur. Agnès se filme glanant des patates en formes de coeurs, glanant des images, des gens, des artéfacts et des trouvailles de bazar qui constitueront en bout de ligne un film en processus arbitraire de construction. LES GLANEURS ET LA GLANEUSE, c'est donc la petite histoire d'une caméra réinscrivant la cinéaste dans la communauté et jouant du hasard sans se l'approprier, afin de parler du réel, du cinéma et de soi.

Le hasard étant donc roi dans cette nouvelle approche du réel, il permet à la cinéaste non pas que de glaner des objets particuliers (elle trouve une toile d'amateur sur le glanage, ainsi qu'une horloge sans aiguille, où le temps s'arrête, au-delà de la vieillesse), mais aussi de croiser des gens extraordinaires qui, s'approchant ou non de la thématique centrale du glanage, sont insérés à l'intérieur du film puisque la seule logique narrative constitutive n'est pas ici le thème ou le discours, mais bien la subjectivité et la sensibilité de la cinéaste qui dévoile son travail. Ainsi tombe-t-elle sur un psychanalyste hors du commun, sortant du «Soi» pour parler de «l'autre», ainsi que sur un ancêtre d'Étienne Jules Marey, inventeur de la chronophotographie, qui viendra ouvrir cette petite narration sur le glanage et proposer à Varda une réflexion à la fois profonde et ludique sur l'origine et la fascination provoquée au cours des âges par l'image cinématographique (dont la caméra numérique constitue la dernière révolution). Ainsi, où la décomposition du mouvement et sa projection sur écran devenaient, de Marey jusqu'au cinématographe Lumière, source de fascination (puisque ce n'était pas le sujet du film mais la reproduction en mouvement de l'objet du réel qui devenait spectacle), Varda, en redécouvrant le cinéma au travers de l'aspect ludique et arbitraire de son nouveau médium, nous permet de revenir à ce spectacle des origines où l'objet banal, lorsque plaqué sur pellicule ou bande magnétique (devenant ainsi image), acquiert une nouvelle vie, une nouvelle forme, une nouvelle essence. C'est alors qu'en oubliant d'arrêter sa caméra, le bouchon pendouillant de l'objectif devient pour Varda prétexte à une diversion ludique lorsque cette petite erreur, insérée dans le produit final (le film), devient objet de spectacle: soit ce bouchon dansant au bout de sa corde au rythme de la musique, atteignant une vie et une existence autonome (autonomie rendue possible par son statut d'image).

Bref, plus qu'un instrument idéologique, le cinéma documentaire,karen cheryl age, de par sa réflexivité, devient pour Varda objet de découverte de soi. Le sujet «officiel» de l'oeuvre (les glaneurs), jamais dictateur de la forme et du contenu, devient alors, grâce à la caméra DV et à sa nouvelle approche du corps et des gens, un point rassembleur cohérent mais flou, laissant place au hasard et à l'impulsion subjective de l'artiste. Chez Agnès Varda, le discours ne saurait se faire sans un constructeur d'image qui, en parlant autant du sujet de sa narration que de lui (elle)-même et de l'écriture de son film, vient réécrire et réinventer de façon toute personnelle le cinéma. Agnès Varda affirmait à ce sujet: «C'est un morceau de vie, faire un film, puis l'accompagner. C'est le cinéma d'auteur, responsable de tous les choix: Quels sujets, quelles caméras, quel montage, quelle affiche, quelle façon d'accompagner le film. C'est ça la cinécriture (3)».

Ainsi, regarder LES GLANEURS ET LA GLANEUSE,karen cheryl photo, c'est évoluer vers un cinéma de l'honnêteté: honnêteté envers soi et envers son sujet, mais aussi envers le spectateur, puisque la subjectivité de l'artiste ne saurait s'effacer derrière son médium au profit d'un discours transparent. Avec l'aide de cette petite caméra numérique, non contente d'introduire de la sincérité au sein de la communauté qu'elle observe, Agnès Varda parvient aussi, en tant qu'artiste, à se réinscrire elle-même au coeur de cette communauté. Que demander de plus, si ce n'est que d'en redemander encore et encore!

(1) Tel que défini par Bill Nichols,bijoux frey wille paris, Representing Reality, Bloomington: Indiana University Press, 1991.
(2) Germain Lacasse, «La postmodernité: fragmentation des corps et synthèse des images» dans Cinémas, Vol.7, no 1-2, automne 1996, pp.167-183.
(3) «Entretien avec Agnès Varda» (Propos recueillis par Réal La Rochelle) dans 24 images, no 105, hiver 2001, p.9.

 

Bruno Cornellier
haihan5717 16.01.2012 0 291
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